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        Les  Rides  du  Temps

 

La Chute

 

 

Bonjour Mélisa,

      J'ai préparé une première maquette des 'Rides du Temps - La Chute' pour le blog. Quelques photos un peu en vrac pour occuper l'espace, le texte segmenté, une musique de fond, pour créer un atmosphère. Bon, j'ai identifié quelques problèmes, mais j'aimerais avoir ton feeling initial. Après on pourra en reparler. Il y a quand même un problème de fond : je ne peux activer qu'une musique par 'deezer' (10 millions de titres quand même), mais pas de MP3 perso. Pour l'instant, je n'ai pas de solution !












L'homme est figé.

Viré, lessivé, spolié, mis au rancart, dans un placard, oui ! Pourtant cette histoire avait bien commencé...







             Coup de baguette magique d’une fée perverse ? Non, conseil d'administration, définitif, irréversible. Il n’a pas compris. Il n’a pas senti venir le danger. Cela s’est passé si vite. Il se retrouve seul, vide, inutile. L'homme réalise soudain qu'il a été puissant, respecté, craint, obéi… et que d'un seul coup tout cela est effacé, balayé. D’un seul coup, on lui a tout repris, confisqué, volé … Son destin lui échappe, il lui coule entre les doigts, il n’est plus temps de serrer les poings.







           Il est dans son bureau. Pour quelques heures, quelques instants encore… Au sommet de sa gloire, de son pouvoir, de sa puissance. Tout en haut de cette tour qu’il a fait émerger de terre. D’abord un grand trou, d’incessantes cohortes de petits camions jaunes faisant la navette, et puis des grues poussant un peu partout, comme des herbes folles.







           La pluie semblait les faire pousser, de plus en plus vite, de plus en plus haut… Et puis un squelette, une ossature d’acier, une cathédrale des courants d’air, enfin une robe de verre, damier scintillant, pour l’habiller, resplendissante, lumineuse, chatoyante dans les feux du soleil couchant. Son œuvre, ‘sa’ tour.







           L’homme n’est plus rien. Le couperet est tombé.







           Il revoit sa carrière, il l’égrène en flash-back soudains, imprévisibles. Chapelet de souvenirs désaffectés, petites piqûres de rappel d’improbables guêpes dans cet univers aseptisé, climatisé, coups d’épingles souvent douloureux.







           Jeune provincial arrivé en Gare de Lyon, avec une petite valise brune en skaï, style ‘croco’, perdu dans cette foule grouillante. Le skaï, imitation croco ou lézard, le linoléum dans la cuisine, la table en formica … une autre époque, un autre univers. Puis le souvenir se précise.







           Il se revoit, sa valise à la main, devant le ‘Train Bleu’, happé par les lumières de ce restaurant comme un papillon par la flamme d’une bougie. Il franchit le portillon en tourniquet, il n’en croit pas ses yeux, tout ce luxe, ces femmes aux toilettes somptueuses, ces peintures, ces éclairages…







Un maître d’hôtel s’approche de lui. Le sourcil se hausse imperceptiblement,
           - Vous désirez, Monsieur ?
Le message lui semble clair « vous n’avez rien à faire ici, monsieur »
           - Rien… non, non merci
Puis, il bat en retraite avec cette petite valise qui lui avait paru si chic lorsqu’il l’avait acheté. Il se sent piteux, mais il se promet de revenir.







            Sa première embauche, dans cette société de Travaux Publics, où il fera toute sa carrière. Le voilà jeune ingénieur débutant. Sa première paye. Il s’achète sa garde-robe, un costume, chemises, cravate, chaussures pour commencer. Il range soigneusement dans sa petite valise tout ce qu’il avait amené, et qui ne lui servira plus. Elle deviendra son fétiche, son porte-bonheur, il la conservera précieusement.







           Un peu plus tard, son installation dans son ‘meublé’, un petit deux pièces près de la place des Ternes. Le bonheur. Sa première promotion, ingénieur et valeur montante. Beaucoup de travail, un peu de chance, le succès vient. Puis une liaison brève, et un naufrage qui le laisse à la dérive. Il s’enfonce doucement, progressivement, il s’éloigne du rivage pour un temps. Puis il revient avec une énergie nouvelle. Il est guéri de la maladie d’amour. Tout s’enchaîne, il monte les degrés de la hiérarchie, du pouvoir. Chef de bureau, conseiller, directeur d’études …







           Il fait les bons choix, récupère les contrats juteux, il devient le bras droit du patron, le ‘dauphin’ prétendant au trône… Au jeu des réorganisations, des restructurations, il terminera Président Directeur Général. Une carrière exemplaire, et pour finir un petit grain de sable…







           Retour au présent, retour sur lui-même. Dans un éclair d’intuition, il discerne la corrélation entre son ascension professionnelle et la disparition progressive des valeurs d'une société qui a égaré son avenir, par indifférence. La réussite de l'une a-t-elle provoqué l'effondrement de l'autre ?







           La corrélation, aussi, entre l'effritement du tissu social et le gigantisme architectural. La transformation insidieuse et inéluctable du paysage urbain en jungle baroque, préfiguration d’une apocalypse prévisible.







           La disparition du café du coin, de la partie de pétanque, du marchand de couleurs et de Jojo l’épicier, de Ginette la mercière et tant d’autres, broyés par la toute puissance de ces flèches de cristal, étranges citadelles verticales, déshumanisées, fascinantes, autarciques, monstrueuses, superbes. Corrélations fortuites ? Il commence à en douter.







           Il est dans son bureau, pensif. Il s’approche de la grande baie vitrée, il aperçoit tout en bas l’Esplanade, avec ses petites fourmis qui se déplacent en tous sens, frottent leurs antennes ou se serrent la main, s’arrêtent ou repartent sans aucune logique apparente, petits ballets insignifiants, chorégraphies aléatoires.







           Le CNIT, si moderne il y a peu, et déjà vieux, dépassé, presque branlant. Vu d’en haut, on dirait un grand cerf-volant triangulaire posé à même le sable d’une hypothétique plage, tout plat, sans épaisseur, sans ombre. Et ce boulevard circulaire, tant décrié, ce flux de véhicules incessant, allégorie d’un flux sanguin, source de vie de cette artère aux ramifications innombrables.







           Et puis la Grande Arche majestueuse, incongrue, désaxée, géniale… Il faut reconnaître qu’elle a de la gueule avec son nuage papillon mécanique. Un instant, on cherche des yeux, la machine à vapeur qui l’actionnerait, dans une réminiscence trouble des cités légendaires de l’univers des frères Schuittens.







           L’homme se retourne, traverse son bureau, son territoire. Il contemple cet axe fantastique, cette perspective avec l’Arc de Triomphe en point de mire, les Champs Elysées en enfilade, la Concorde et l’Obélisque, puis les Jardins des Tuileries toujours un peu poussiéreux au moindre souffle de vent, le Carrousel et cette Pyramide, étrange OVNI qui s’est posée silencieusement une nuit dans la cour du Louvre. Quelques parisiens, les yeux emplis de sommeil, l’ont découverte un matin.







           Un jour peut-être repartira-t-elle comme elle est venue, mystérieusement. Encore plus loin Notre-Dame, et les îles que l’on devine … Après, on ne voit plus très bien, pollution probablement ! Il regarde intensément , il découvre ce paysage comme si il ne l’avait jamais vu.







           Pour la première fois, qui sait ? Pour la dernière fois sans doute. C’est curieux comme le quotidien lui devient subitement irremplaçable. Un profond sentiment de perte irréversible le submerge lorsqu’il réalise que c’est fini.







           Chaque regard devient alors une dernière chance de graver une dernière image, une dernière émotion au plus profond de sa mémoire. Il savoure, il suçote, il étire ces instants où la réalité se transforme lentement en souvenir.







           Il vient de comprendre qu’il aime cette ville, qu’elle a toujours été à portée de sa main et qu’il n’a jamais pris le temps de refermer ses doigts, de la découvrir, de s’y promener, de s’en imprégner. Il est resté un étranger, par indifférence, par préoccupation professionnelle, par sa quête aveugle du pouvoir. Quelle dérision ! Il a le sentiment d’avoir eu sa chance et de ne jamais l’avoir saisie.









 

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