Elle se dirige vers la
zone réservée aux bêtes. Les chameaux, le bétail l’intéressent peu, ce sont des affaires d’hommes, par contre les chevaux, oui, elle veut les voir. Elle commence à s’y connaître et sait
évaluer la qualité, la santé, et la valeur d’une bête. Les marchands ont établi leurs stalles à la périphérie d’un grand clos circulaire. Le client ayant repéré un cheval intéressant
pouvait le faire évoluer à la longe à différentes allures, et même demander une démonstration par un cavalier assistant les marchands. Rien à redire, les bêtes étaient belles, en bonne
santé, et bien entretenues. Cela en disait long sur la richesse et la prospérité de la caravane. Pendant un moment, elle regarde évoluer les bêtes, puis se décide à visiter le marché
des armuriers.
Elle a toujours été fascinée par les armures, ces espèces d’assemblages de métal qu’il lui est impossible de soulever, pas même une pièce isolée ! Elle s’approche des étals, stupéfaite
par la diversité des équipements. Des heaumes, des épaulières, des cuirasses, des protections de poignets, des gants, des jambières, des bottes, et même des protections de doigts.
Celles-ci, elle devrait pouvoir les soulever ! Et pour chaque classe de pièces, de multiples variantes de formes et de matières. A tel point, que l’on pourrait se demander s’il existe
deux pièces d’armures identiques. Les cuirs, les mailles, les plaques, et dans chaque catégorie des peaux différentes, des métaux variés, fer, acier, bronze, des alliages divers. Non,
il ne doit pas exister de par le monde deux ensembles d’armures identiques. Elle comprend que la vie d’un guerrier, c’est son armure et que du début à la fin de sa carrière, il passera
son temps et dépensera son argent pour l’améliorer. Elle en a assez vu, la tête lui tourne un peu. Elle ira admirer les armes une autre fois.
Elle passe chez les fripiers, tailleurs et artisans. Sa tenue de ‘ville’ commence à lui être un peu juste, il faudrait
qu’elle songe à la remplacer. Elle regarde les articles proposés sur les étals. Rien ne la tente vraiment. Ils ne sont pas de mauvaise qualité, non, mais ils sont trop voyants pour
l’usage qu’elle en a, ou trop sérieux, ou trop tristes, trop fragiles … Il y a toujours quelque chose qui ne va pas.
Puis elle passe devant l’étal d’un artisan du cuir. Jade examine quelques objets insolites dont elle n’imagine même pas l’usage. Ils sont vraiment étonnants, étranges, biscornus,
asymétriques. Elle serait bien en peine d’en faire une description fidèle à une amie. Finalement, une femme s’approche. Elle est petite, toute en muscles. A peine la taille de Jade.
Elle a les traits marqués par le désert, le vent, le sable. Les mains puissantes trahissent son métier d’artisan. Les cheveux couleur des blés à la période des moissons, de grands yeux
bleus, une petite bouche ronde, des lèvres bien rouges, les pommettes hautes. Ses yeux pétillent, et les traits sont fins. Elle sourit, et son visage s’éclaire. Jade pense à sa poupée
Katosh. Elle doit être plus jeune que son aspect ne le laisse paraître.
- Bonjour, je m’appelle Mikaïla, ou Mika si tu préfères. Et toi, comment
t’appelles- tu ?
- Jade
- Veux-tu quelques renseignements ? Je travaille le cuir, mais je suis aussi couturière.
Mika a un léger accent étranger qui ajoute encore à son charme.
- Oui, je suis perplexe devant quelques-uns de tes articles ! Par exemple, ces
objets là.
Mika sourit.
- Ce sont des protèges-mamelles pour les chamelles. On les utilise lors des
tempêtes du désert pour éviter que leurs pis ne soient meurtris par les bourrasques de sable. Je les vends surtout aux caravaniers !
Jade saisit un long gant en cuir épais qui doit bien remonter jusqu’au coude. Ce
qui l’étonne c’est qu’elle ne voit que des gants gauches.
- Cela s’appelle une ‘main du fauconnier’. Le faucon, ou tout autre rapace, s’y
repose avant le lancer, puis revient s’y poser après avoir attrapé sa proie. Je n’ai que des gants pour le bras gauche, je les vends à l’unité. Je peux en faire pour le bras droit, sur
commande uniquement. Et ça, à coté, ce sont des chaperons, de petites coiffes en cuir que l’on enfile sur la tête des faucons pour qu’ils restent calmes avant la chasse.
Jade s’empare d’un drôle de gant à trois doigts, et l’essaye perplexe.
- Ces articles sont pour les archers. Ils se vendent appairés avec les
bracelets de cuir que tu vois dans le casier à coté. Pour un droitier, le protège-poignet se porte sur le bras gauche, celui qui tient l’arc, et protège la main de la corde lors du tir.
Le gant à trois doigts, en main droite, permet de dégager et laisser libres le pouce et l’index pour manipuler les flèches.
- Dis- moi, Mika, ne vends-tu pas aussi des gants ‘normaux’, par paires, tu sais avec cinq doigts à chaque main ?
Mika rit de bon cœur,
puis elle lui indique le fond de l’échoppe. Jade est intriguée. Elle distingue en retrait une tenue de cuir sombre, presque noir. Un pantalon, une veste, une paire de gants, une paire
de bottes et c’est tout. Elle est stupéfaite, elle n’en a jamais vu dans le royaume. C’est tellement beau !
- Elle te plaît, n’est ce pas ?
- Oui … oui, elle est très belle, c’est toi qui l’a faite ?
- Oui, sauf les bottes que sont réalisées par un artisan bottier. Je lui fournis le cuir pour qu’elles soient assorties à la combinaison. Tu as bon goût. Mais cette combinaison est trop
grande pour toi.
- Hum …
- Je peux t’en faire une à tes mesures, c’est mon métier. Mais, je ne te mentirai pas, c’est cher.
Jade réfléchit, la tenue la tente vraiment, l’affaire est sérieuse.
- Cela te pose un problème ?
- Non, pas le prix.
- Alors quoi ?
- Cela ne veut pas dire que mes parents me la laisseront porter !
- Ah, je comprends.
Mika réfléchit un moment.
- Ecoute, Jade, j’ai une idée. Est-ce que tu montes à cheval ?
- Oui
- Je pourrais te préparer une tenue de cavalière. Il me suffira de mettre en place quelques renforts, quelques rembourrages par endroit, et extérieurement elle sera semblable à
celle-ci. Tu pourras dire à tes parents que c’est pour monter à cheval.
- Ils ne seront pas dupes, mais peut-être qu’ils accepteront.
Les deux femmes se regardent dans les yeux. Deux vies qui se croisent, qui se
rencontrent. Le regard ne trompe pas.
- Alors d’accord ?
- D’accord Mika.
- Tu ne me demandes pas le prix ?
- Tu me fais confiance, je te fais confiance.
Mikaïla est surprise. Cette gamine l’épate, elle sait naturellement conclure un
marché, elle n’a pas besoin de marchander, pour elle ce sera le juste prix, ou ce ne sera pas.
- Bon Jade, je vais prendre tes mesures. Je te ferai ta tenue ample pour
qu’elle te fasse plus d’usage. Au début, elle te sera un peu large, et puis tu grandiras et elle t’ira à merveille. Le cuir est une matière vivante, et dans une certaine mesure, il
s’adaptera à ton corps et t’accompagnera longtemps.
Mika s’affaire et prend
les mesures, les deux femmes bavardent. Jade pose mille questions, sur la vie de la caravane, la condition d’artisan itinérant, sur les autres villes étapes, les régions traversées, la
durée des voyages, les tempêtes du désert … Mika a compris que Jade souhaite rester discrète sur son histoire personnelle. Cette fille l’intrigue. Elle dégage un subtil mélange de
mystère, d’enthousiasme, de jeunesse, de réserve. Elle aurait bien aimé la connaître davantage.
- Essaye les bottes, tu me diras comment tu te sens dedans.
- Elles me sont grandes, mais pas tant que ça !
- Bien Jade, la caravane lève le camp dans trois jours. Si tu changes d’avis, fais-le moi savoir.
- Ce ne sera pas prêt ?
Mika rit, deux petites fossettes se creusent sur ses joues. Jade s’en doutait bien,
mais néanmoins elle est un peu déçue.
- Bien sûr, ce ne sera pas prêt, qu’est-ce que tu crois ? Il me faudra bien un
mois de travail.
- Alors quand ?
- La caravane repassera ici à la fin de l’été, ne t’impatiente pas.
Finalement, Jade se dit que ce délai n’est pas malvenu. Certes le prix n’est pas un
problème, mais il lui faudra gérer ses économies d’ici là.
- Mika, tu n’as jamais songé à t’établir dans une ville ?
- Oh non, j’aime trop ma liberté !
Un dernier sourire
partagé. Jade s’éloigne. Elle est contente, elle a le sentiment d’avoir pris une bonne décision. Dans le cas contraire, elle aurait longtemps regretté cette tenue. Les bonnes occasions
sont rares, il faut savoir les saisir. Et Mika lui plaît. Elle sera fière de porter cette tenue, c’est un privilège de connaître l’artisan qui a réalisé l’objet que l’on achète, et qui
a du talent. Maintenant, il lui reste quelques mois pour régler les ‘détails’.
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