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V_6221b.jpg Cycle des Enfants Volés
Acier


La Traque
Les Enfants Volés
Silences & Conversations
Et Passe la Caravane…

 

LA TRAQUE

Printemps 3502, Année du Coq.




          Ce matin là l’air était transparent, limpide. Le printemps, cette saison merveilleuse et si courte, déployait toutes ses séductions. Légers effluves floraux, palettes de fragrances végétales et d’odeurs épicées qui s’exhalaient entre les gouttes de rosée matinale. Une douce fraîcheur, et puis la tiédeur progressive de la matinée, avant les heures chaudes de la journée. Les bruits de la vie plus gais, plus nets, plus présents.

Tshé Chong Qiu était montée sur le chemin de ronde pour observer ces moments paresseux où tout s’anime, où progressivement une ville assoupie s’éveille, prend vie, et se transforme en un joyeux désordre de mouvements, de couleurs. Les bruits naissants allant en s’amplifiant, le brouhaha de la foule qui se forme, quelques cris joyeux ou hostiles émergeant au hasard des rencontres. Du haut des remparts, elle aimait observer cette ville au pied de la citadelle.

Au centre, la grande halle du marché, et ses étals. Autour, les ateliers des artisans et leurs échoppes. L’Auberge des Voyageurs proposait un confort bienvenu et une sécurité relative aux négociants fortunés et lassés des rigueurs et des aléas d’un périple dans le désert. Puis, ça et là, de modestes bâtisses multicolores, espaces de vie d’où s’échappaient au petit matin, d’évanescentes volutes de fumée dissipées par la brise.


          Un temple pour honorer les Dieux se dressait dans un espace dégagé. Parfois de petites processions se formaient. Des bonzes en robe safran déambulaient alors, agitant leurs moulins à prières, selon un calendrier échappant au commun des mortels. Ils remontaient ainsi vers la citadelle, suivis par quelques fidèles et des enfants curieux, investissaient les lieux pendant un temps puis retournaient à l’anonymat de leur temple.

Au fond enfin, le vaste champ de foire, lieu d’échanges et centre nerveux et économique du royaume. Outre les grands rassemblements commerciaux et passages de caravanes, les fêtes traditionnelles du dégel et de la fin des moissons s’y déroulaient. Ainsi que les rassemblements des nomades à l’occasion de la fête des fiançailles, qui donnaient lieu à des joutes plus ou moins amicales, et de vastes réjouissances où jeunes gens et jeunes femmes recherchaient l’âme sœur. Les clans tribaux ou les familles isolées y déclaraient les naissances et les décès de l’année écoulée.

Le long de la grand route jouxtant le champ de foire, se dressait le caravansérail où étaient remisées et au besoin soignées les bêtes à l’occasion des grands rassemblements annuels. Les caravaniers pouvaient y établir leur campement provisoire le temps des foires pour une modeste contribution. Un peu plus loin, une fumerie où marchands et voyageurs de passage se côtoyaient en savourant un moment de détente, instants privilégiés de rencontre et de partage. Juste à coté, la maison ‘Les Ineffables Plaisirs Célestes’ au nom ambigu, à défaut d’être équivoque, offrait en toute discrétion des services délicats et raffinés, pour une contribution certes moins modeste.


          Tshé Chong Qiu observait avec attention la placette devant le temple. Des groupes de bonzes se rassemblaient et discutaient avec animation. Chacun, à l’évidence, se préparait à participer à une procession rituelle. Des reflets intermittents sur les sébiles, dans les rayons du soleil naissant, attiraient le regard. De jeunes moinillons s’égayaient entre les files, assistant leurs aînés, faisant circuler des cruches d’eau fraîche auxquelles des gobelets étaient fixés. Les moulins à prières s’agitaient. Tshé Chong Qiu était trop loin pour les entendre, mais elle imaginait la musique aigrelette de petites perles sonores assemblées par le hasard des mouvements et des superpositions de structures sonores aléatoires. Une musique éternelle, invariante, et pourtant toujours vivante, renouvelée.

Un bonze plus âgé apparaît à la porte du temple, passant subitement de l’ombre intérieure à la lumière. Sa robe d’un jaune plus clair affirmait sa fonction de maître du temple. Très droit, il semblait immobile. Ou plutôt, la distance ne permettait pas de distinguer ses mouvements. Il avançait, dans sa longue robe qui lui masquait les pieds, donnant l’illusion de glisser en suspension au ras du sol. Au fil de sa progression, la joyeuse animation se calmait progressivement, les files de bonzes safran s’ordonnaient, s’immobilisaient.

Les bonzes en tête de file, tenant un encensoir, allumaient la mèche intérieure. Au bout de quelques instants, d’intangibles frémissements se percevaient dans les vibrations légères de l’air environnant. Subtil mélange d’huiles essentielles et d’encens, bénédiction des dieux aux vertus prophylactiques accordée à ceux qui la respirent et s’en imprègnent. Les moulins à prières, en main droite se taisaient. Les petites sébiles, instrument et symboles de quête, retenues à la ceinture par une chaînette, et un sac à l’épaule complétaient leur tenue.


          Jade connaissait bien ce rituel. La procession allait parcourir la ville basse selon un parcours immuable, suivie par des fidèles, badauds et commères, ainsi que quelques enfants profitant de l’aubaine pour se distraire. Le cortège habituel de ce type d’événement. Jade avait bien remarqué, avec une légère pointe de cynisme, qu’il y a ceux qui donnent et ceux qui suivent. Les mécènes n’ont guère besoin de participer au cortège, et celui-ci commentera et attestera de la générosité ou de la pingrerie des dons faits par les premiers.

Puis la procession remonterait en fin de matinée vers la citadelle et le palais. Elle investirait les lieux pendant un temps. Les bonzes connaissent bien le parcours. La grande cour du palais, l’Hôtel du Dragon d’Or, les entrepôts, les demeures des maîtres artisans, la halle devant les cuisines … Jade l’impertinente s’interrogeait parfois sur une corrélation fortuite entre le calendrier des Dieux, et l’état des réserves du temple. Enfin, la procession et son cortège quitteraient les lieux en franchissant les portes de la citadelle pour regagner le temple et la ville basse.

Jade avait appris à se mêler à ces cortèges pour quitter discrètement la citadelle. Elle avait mis à profit une promenade lors d’une foire de passage, accompagnée de Biyue sa suivante, préceptrice et surtout son amie, pour acheter à l’étal d’un fripier une tenue assez banale, dans le style de celles des filles de la ville basse. Elle avait prétexté qu’elle lui servirait pour se mettre à l’aise lorsqu’elle traînait dans ses appartements. Biyue avait-elle été dupe ou complice ?


          Une grande caravane était arrivée trois jours auparavant, et avait investi le champ de foire et le caravansérail. Jade brûlait d’envie de s’y rendre pour faire quelques emplettes, l’occasion était trop belle pour la laisser passer.


_____ 1 _____

 


          Le moment est venu. Jade a préparé sa tenue de ‘ville’. Une chemisette claire, un pantalon et une tunique toute simple, anodine, en étoffe brune. La vertu principale de cette tenue en était la discrétion, qui lui permettait de se déplacer sans se faire remarquer. Elle la maintenait habituellement dans un état de propreté relative, un peu chiffonnée, en la rangeant dans une besace que lui avait offert Biyue. Un capuchon assorti complétait cette tenue lui permettant de se protéger d’improbables ondées, et occasionnellement des regards trop curieux.

          Jade met son sac à l’épaule, et se dirige d’un air dégagé vers les cuisines du Palais. Elle va rendre visite à Babou l’intendante, qui l’a si souvent prise dans ses bras quand elle était petite, pour la consoler, la rassurer lorsqu’elle savait avoir fait une bêtise. Elle adore cette femme, qui représente pour elle la grand-mère qu’elle n’a jamais eue. Une grande complicité lie ces deux femmes, l’une à l’aube de sa féminité, et l’autre à l’orée du domaine des Dieux.

          Elle retrouve Babou au milieu des cuisines, chef d’orchestre incontesté et virtuose de la gastronomie. Du bout du doigt, sa baguette ‘magique’, elle affecte à chacun ses tâches, toujours attentive, ne laissant jamais personne inactif. Afin d’éviter qu’il ne s’ennuie, disait-elle souvent en éclatant de rire. Jade attire son attention, et elles papotent un moment. Puis Babou l’entraîne vers le cellier. Elle tire une grande clé de sa poche, et en ouvre la porte.

- Babou, je vais sortir.

- Quand je te vois arriver avec ta besace, je devine vite.

- Peux-tu me préparer un ‘panier’ ?

- Bien sûr, ma chérie. Je m’en occupe.

Jade enlève prestement ses vêtements de princesse. Elle les dépose dans un coin du cellier sur une étagère, et enfile sa tenue de ville. Babou est de retour.

- Voilà, je t’ai préparé quelques fruits pour honorer les Dieux, une grosse miche de pain pour leurs serviteurs, et une petite fiole de nectar, qu’ils se partageront.

- Merci, Babou, je t’aime tant, tu sais.

- Moi aussi, sois prudente

Jade se demande parfois qui des Dieux ou des serviteurs se partagera la petite fiole. Qu’importe, les futures offrandes regagnent sa besace.


          Un brouhaha se fait entendre dans les cuisines. La procession arrive. La petite musique des moulins à prière se fait plus présente. Les deux femmes sortent du cellier. Une joyeuse animation envahit les lieux. Chacun apporte son obole, modeste certes, mais satisfait d’avoir pu contribuer à sa mesure à l’approvisionnement du temple. Jade met à profit la confusion ambiante pour se mêler à la foule des badauds. Puis la procession s’éloigne, suivie de son escorte de curieux, enrichie d’une petite badaude anonyme. Le cortège franchit les portes de la citadelle et regagne lentement la ville basse.

Jade est sortie de la citadelle. Elle savoure cette impression de liberté, qu’elle ne doit à personne. Elle observe discrètement, du coin de l’œil, les gens qui participent au cortège. Elle se souvient de la plupart. A chaque fois qu’elle se mêle à la foule ce sont souvent les mêmes têtes qu’elle aperçoit. Pourtant, une fille qu’elle ne connaît pas, attire son attention et sa curiosité. Elle semble avoir à peu près le même âge qu’elle, un peu plus grande, un peu plus maigre. Pauvrement vêtue, pieds nus, elle ne l’a jamais vue auparavant. Un instant, leurs regards se croisent. La fille détourne les yeux lentement. Jade pense qu’elle fait partie de cette caravane installée sur le champ de foire.

La procession revient vers le temple, puis atteint la place où elle s’était formée quelques heures plus tôt. Les moines entrent dans l’édifice, le cortège commence à se disloquer. Jade pénètre à son tour dans la maison des Dieux. Une douce fraîcheur se dégage de la grande salle centrale. Les pierres n’ont pas encore eu le temps de se réchauffer, et c’est bien agréable. En fin d’après-midi l’été, la ferveur des fidèles tiédit à mesure que la température s’élève !


          Les bâtonnets d’encens fument délicatement, un léger parfum de myrrhe se superpose à cette senteur. Ce mélange d’odeurs est en quelque sorte la signature du lieu. Au centre de la salle trône une statue du Bouddha, les paupières closes, dans cette attitude de concentration totale de celui qui a atteint le Nirvana. La statue n’est pas très grande, un peu plus petite qu’un homme assis, mais dorée à la feuille. Un des invités du palais avait expliqué un jour à Jade qu’il en existait ailleurs de gigantesques. Pour ce qu’elle en sait, le temple est d’obédience ‘Hinayana’ ou ‘Petit Véhicule’, un des deux grands courants de la pensée bouddhique. A dire vrai, elle en ignore la différence, et elle doute fort qu’en dehors du temple quelqu’un en ville puisse lui expliquer.

Les bonzes sont occupés à disposer autour du Bouddha les offrandes recueillies dans la matinée. Offrandes symboliques qui regagneront un peu plus tard les celliers, caves fraîches et autres entrepôts du temple pour terminer leur cycle dans le ventre des serviteurs des Dieux.

Un peu en retrait, à la gauche du Bouddha se dresse une stèle votive à double faces. Sur la face noble est sculptée une effigie du Bouddha Shâkyamuni, encadrée par deux moines ou Shrâmana. Jade s’approche de la stèle. Elle s’agenouille, les fesses sur les talons, dépose sa besace à ses cotés, pose les mains sur ses genoux et ferme les yeux. Elle essaye de se concentrer pour entrer en méditation. En réalité, elle ne saisit pas trop les différences entre penser, réfléchir, méditer ou même sommeiller …

Un léger souffle d’air. Jade n’ouvre pas les yeux. Elle sait que la besace s’absente. Un peu plus tard, un autre souffle d’air. La besace est revenue. Elle y trouvera un bout de parchemin, et une petite fiole vide. Sur le parchemin, un texte rédigé dans une écriture qu’elle ne connaît pas, fort différente des sinogrammes que lui enseigne le Maître calligraphe, une prière qui sera dite à son intention en remerciement de ses offrandes. Elle laisse passer encore un moment, puis ouvre les yeux, se relève, saisit sa besace et quitte le temple.


          En débouchant sur la place baignée de lumière, elle est aveuglée. Le soleil en cette saison est violent en début d’après-midi. Jade attend que ses pupilles se contractent pour retrouver une vision normale. Peu à peu les trous noirs deviennent des zones d’ombre plus ou moins sombres, plus nuancées. Dans l’une d’elles, elle aperçoit la fille qu’elle avait repérée dans le cortège. Deux hommes lui parlent, elle esquisse quelques gestes, dodelinant vaguement de la tête, en réponse. Leurs tenues vient confirmer sa première impression. Ce sont des hommes du désert, des caravaniers. Puis la fille s’éloigne, et se dissout dans la poussière environnante.

Jade se s’avance maintenant vers le champ de foire, but principal de sa sortie. Au fur et à mesure qu’elle s’en approche, le bruit s’amplifie, la poussière de plus en plus dense gêne la respiration et encrasse les yeux, les cris et meuglements des bêtes deviennent assourdissants. Les mélanges d’odeurs et de parfums multiples, avec en arrière fond celles de la sueur des hommes et de l’urine des animaux, à moins que ce ne soit le contraire, vous prennent à la gorge. Qu’importe, Jade est venue pour voir la foire, et ce n’est pas la première fois. Tous ces inconvénients, elle les connaît et font partie de son univers. La foire est là. Que la fête commence !


_____ 2 _____

 


          Elle se dirige vers la zone réservée aux bêtes. Les chameaux, le bétail l’intéressent peu, ce sont des affaires d’hommes, par contre les chevaux, oui, elle veut les voir. Elle commence à s’y connaître et sait évaluer la qualité, la santé, et la valeur d’une bête. Les marchands ont établi leurs stalles à la périphérie d’un grand clos circulaire. Le client ayant repéré un cheval intéressant pouvait le faire évoluer à la longe à différentes allures, et même demander une démonstration par un cavalier assistant les marchands. Rien à redire, les bêtes étaient belles, en bonne santé, et bien entretenues. Cela en disait long sur la richesse et la prospérité de la caravane. Pendant un moment, elle regarde évoluer les bêtes, puis se décide à visiter le marché des armuriers.

Elle a toujours été fascinée par les armures, ces espèces d’assemblages de métal qu’il lui est impossible de soulever, pas même une pièce isolée ! Elle s’approche des étals, stupéfaite par la diversité des équipements. Des heaumes, des épaulières, des cuirasses, des protections de poignets, des gants, des jambières, des bottes, et même des protections de doigts. Celles-ci, elle devrait pouvoir les soulever ! Et pour chaque classe de pièces, de multiples variantes de formes et de matières. A tel point, que l’on pourrait se demander s’il existe deux pièces d’armures identiques. Les cuirs, les mailles, les plaques, et dans chaque catégorie des peaux différentes, des métaux variés, fer, acier, bronze, des alliages divers. Non, il ne doit pas exister de par le monde deux ensembles d’armures identiques. Elle comprend que la vie d’un guerrier, c’est son armure et que du début à la fin de sa carrière, il passera son temps et dépensera son argent pour l’améliorer. Elle en a assez vu, la tête lui tourne un peu. Elle ira admirer les armes une autre fois.


          Elle passe chez les fripiers, tailleurs et artisans. Sa tenue de ‘ville’ commence à lui être un peu juste, il faudrait qu’elle songe à la remplacer. Elle regarde les articles proposés sur les étals. Rien ne la tente vraiment. Ils ne sont pas de mauvaise qualité, non, mais ils sont trop voyants pour l’usage qu’elle en a, ou trop sérieux, ou trop tristes, trop fragiles … Il y a toujours quelque chose qui ne va pas.

Puis elle passe devant l’étal d’un artisan du cuir. Jade examine quelques objets insolites dont elle n’imagine même pas l’usage. Ils sont vraiment étonnants, étranges, biscornus, asymétriques. Elle serait bien en peine d’en faire une description fidèle à une amie. Finalement, une femme s’approche. Elle est petite, toute en muscles. A peine la taille de Jade. Elle a les traits marqués par le désert, le vent, le sable. Les mains puissantes trahissent son métier d’artisan. Les cheveux couleur des blés à la période des moissons, de grands yeux bleus, une petite bouche ronde, des lèvres bien rouges, les pommettes hautes. Ses yeux pétillent, et les traits sont fins. Elle sourit, et son visage s’éclaire. Jade pense à sa poupée Katosh. Elle doit être plus jeune que son aspect ne le laisse paraître.

- Bonjour, je m’appelle Mikaïla, ou Mika si tu préfères. Et toi, comment t’appelles- tu ?

- Jade

- Veux-tu quelques renseignements ? Je travaille le cuir, mais je suis aussi couturière.

Mika a un léger accent étranger qui ajoute encore à son charme.

- Oui, je suis perplexe devant quelques-uns de tes articles ! Par exemple, ces objets là.

Mika sourit.

- Ce sont des protèges-mamelles pour les chamelles. On les utilise lors des tempêtes du désert pour éviter que leurs pis ne soient meurtris par les bourrasques de sable. Je les vends surtout aux caravaniers !

Jade saisit un long gant en cuir épais qui doit bien remonter jusqu’au coude. Ce qui l’étonne c’est qu’elle ne voit que des gants gauches.

- Cela s’appelle une ‘main du fauconnier’. Le faucon, ou tout autre rapace, s’y repose avant le lancer, puis revient s’y poser après avoir attrapé sa proie. Je n’ai que des gants pour le bras gauche, je les vends à l’unité. Je peux en faire pour le bras droit, sur commande uniquement. Et ça, à coté, ce sont des chaperons, de petites coiffes en cuir que l’on enfile sur la tête des faucons pour qu’ils restent calmes avant la chasse.

Jade s’empare d’un drôle de gant à trois doigts, et l’essaye perplexe.

- Ces articles sont pour les archers. Ils se vendent appairés avec les bracelets de cuir que tu vois dans le casier à coté. Pour un droitier, le protège-poignet se porte sur le bras gauche, celui qui tient l’arc, et protège la main de la corde lors du tir. Le gant à trois doigts, en main droite, permet de dégager et laisser libres le pouce et l’index pour manipuler les flèches.

- Dis- moi, Mika, ne vends-tu pas aussi des gants ‘normaux’, par paires, tu sais avec cinq doigts à chaque main ?

          Mika rit de bon cœur, puis elle lui indique le fond de l’échoppe. Jade est intriguée. Elle distingue en retrait une tenue de cuir sombre, presque noir. Un pantalon, une veste, une paire de gants, une paire de bottes et c’est tout. Elle est stupéfaite, elle n’en a jamais vu dans le royaume. C’est tellement beau !

- Elle te plaît, n’est ce pas ?

- Oui … oui, elle est très belle, c’est toi qui l’a faite ?

- Oui, sauf les bottes que sont réalisées par un artisan bottier. Je lui fournis le cuir pour qu’elles soient assorties à la combinaison. Tu as bon goût. Mais cette combinaison est trop grande pour toi.

- Hum …

- Je peux t’en faire une à tes mesures, c’est mon métier. Mais, je ne te mentirai pas, c’est cher.

Jade réfléchit, la tenue la tente vraiment, l’affaire est sérieuse.

- Cela te pose un problème ?

- Non, pas le prix.

- Alors quoi ?

- Cela ne veut pas dire que mes parents me la laisseront porter !

- Ah, je comprends.

Mika réfléchit un moment.

- Ecoute, Jade, j’ai une idée. Est-ce que tu montes à cheval ?

- Oui

- Je pourrais te préparer une tenue de cavalière. Il me suffira de mettre en place quelques renforts, quelques rembourrages par endroit, et extérieurement elle sera semblable à celle-ci. Tu pourras dire à tes parents que c’est pour monter à cheval.

- Ils ne seront pas dupes, mais peut-être qu’ils accepteront.

Les deux femmes se regardent dans les yeux. Deux vies qui se croisent, qui se rencontrent. Le regard ne trompe pas.

- Alors d’accord ?

- D’accord Mika.

- Tu ne me demandes pas le prix ?

- Tu me fais confiance, je te fais confiance.

Mikaïla est surprise. Cette gamine l’épate, elle sait naturellement conclure un marché, elle n’a pas besoin de marchander, pour elle ce sera le juste prix, ou ce ne sera pas.

- Bon Jade, je vais prendre tes mesures. Je te ferai ta tenue ample pour qu’elle te fasse plus d’usage. Au début, elle te sera un peu large, et puis tu grandiras et elle t’ira à merveille. Le cuir est une matière vivante, et dans une certaine mesure, il s’adaptera à ton corps et t’accompagnera longtemps.

          Mika s’affaire et prend les mesures, les deux femmes bavardent. Jade pose mille questions, sur la vie de la caravane, la condition d’artisan itinérant, sur les autres villes étapes, les régions traversées, la durée des voyages, les tempêtes du désert … Mika a compris que Jade souhaite rester discrète sur son histoire personnelle. Cette fille l’intrigue. Elle dégage un subtil mélange de mystère, d’enthousiasme, de jeunesse, de réserve. Elle aurait bien aimé la connaître davantage.

- Essaye les bottes, tu me diras comment tu te sens dedans.

- Elles me sont grandes, mais pas tant que ça !

- Bien Jade, la caravane lève le camp dans trois jours. Si tu changes d’avis, fais-le moi savoir.

- Ce ne sera pas prêt ?

Mika rit, deux petites fossettes se creusent sur ses joues. Jade s’en doutait bien, mais néanmoins elle est un peu déçue.

- Bien sûr, ce ne sera pas prêt, qu’est-ce que tu crois ? Il me faudra bien un mois de travail.

- Alors quand ?

- La caravane repassera ici à la fin de l’été, ne t’impatiente pas.

Finalement, Jade se dit que ce délai n’est pas malvenu. Certes le prix n’est pas un problème, mais il lui faudra gérer ses économies d’ici là.

- Mika, tu n’as jamais songé à t’établir dans une ville ?

- Oh non, j’aime trop ma liberté !

          Un dernier sourire partagé. Jade s’éloigne. Elle est contente, elle a le sentiment d’avoir pris une bonne décision. Dans le cas contraire, elle aurait longtemps regretté cette tenue. Les bonnes occasions sont rares, il faut savoir les saisir. Et Mika lui plaît. Elle sera fière de porter cette tenue, c’est un privilège de connaître l’artisan qui a réalisé l’objet que l’on achète, et qui a du talent. Maintenant, il lui reste quelques mois pour régler les ‘détails’.


_____ 3 _____

 


          Jade se promène perdue dans ses pensées. Elle n’a plus d’objectif précis. Elle flâne à sa fantaisie, dans une douce rêverie, attirée un instant par un étal ou par un autre.

Elle aperçoit une échoppe qui l’intrigue. Elle s’en approche. Sur ses étals sont exposés des bouliers. De toutes tailles, de toutes formes, de toutes matières, de tous coloris. Cadres vernis, rouge, noir ou bois naturel. Bouliers à huit rangs pour l’apprentissage, ou treize rangs le plus classique, voire vingt rangs pour les plus grands. Bouliers financiers multi-cadres pour les conversions de bases et de devises diverses selon les cours.

Les boules montées sur les axes sont en bois dur coloré. Les unaires en clair, les quinaires plus sombres. Opposition de teintes, opposition de couleurs. Jade se souvient d’un somptueux boulier aperçu à la salle des ventes du palais. Onyx et porcelaine pour les boules. Bois précieux de santal travaillé par un maître ébéniste pour le cadre. Une œuvre d’art superbe, unique, vendue une fortune, mais fragile, trop fragile pour être utilisée.


          Le marchand s’approche de Jade, essayant de deviner si elle est une cliente potentielle. La fille ne paye pas de mine, dans sa tenue négligée, un peu courte, mais le marché est calme, et ça le distraira un peu.

- Tu sais te servir d’un boulier ?

- Non, je connais le principe, mais je n’ai pas l’occasion d’en utiliser.

- Tu veux que je te montre ?

- Oui, ça m’intéresse.

          Le marchand saisit un boulier d’apprentissage à huit rangs, et commence à lui présenter les principes de base. D’abord le ‘doigté’. Le pouce pour les unaires, dans le cadre inférieur, et l’index pour les quinaires dans le cadre supérieur. Puis il lui montre comment mettre le boulier à l’état neutre. Il l’incline vers lui, de façon à ce que toutes les unaires glissent vers le bas des axes supports, et le repose à plat. Il remonte alors les quinaires d’un geste vif de l’index. C’est tout ! Puis il lui montre comment représenter les chiffres, puis les nombres. Puis vient le tour de l’addition, d’abord sur un axe, puis sur deux, sur trois … Au fur et à mesure de l’avance de son discours, les doigts accélèrent, semblent voler littéralement au dessus des billes.

- Arrête, je ne peux plus te suivre !

Le marchand sourit, fier de son habileté.

- Tu les fabriques toi-même ?

- Ceux en bois, oui. Mais c’est un ami qui fait les laques. Pour les bouliers plus précieux, plus rares, j’en achète, j’en vends, c’est le commerce. Jade examine les bouliers sur les étals, puis pénètre dans l’échoppe. Elle repère un élégant boulier à treize rangs. Cadre de laque noire, boules de bois laquées grises pour les unaires, laque rouge pour les quinaires. Sobre, mais un bel objet, pas trop encombrant. Elle imagine qu’elle aura plaisir à s’entraîner dessus.

- Celui-là me plaît bien. Quel est son prix ?

- C’est déjà un beau modèle, assez luxueux.

          L’artisan réfléchit au prix qu’il peut proposer. A chaque client son prix, n’est-ce pas. C’est la base du commerce. Mais là, il n’a aucun repère. Cette fille est atypique, inclassable. Il fait une offre. Celle-ci paraît assez élevée à Jade. Elle le dit gentiment au marchand.

- Je reviendrais si je peux le dernier jour. Si d’ici-là tu fais de bonnes affaires, tu pourras peut-être me proposer une meilleure offre.

          La fille est maligne, et amusante. Elle sait que les prix sont nettement plus bas à la clôture de la foire et elle le lui dit à sa façon. Elle ne cherche pas à marchander. Elle l’a distrait un moment, et a posé des questions intelligentes.

- Comment t’appelles-tu ?

- Jade

- C’est un joli nom. J’ai entendu parler d’une petite princesse qui s’appelait Jade, je ne sais plus à quelle occasion, mais ce nom te va bien aussi. Alors écoute, Jade. Je te fais tout de suite le prix ‘clôture’, et si tu veux, tu peux revenir et je t’apprendrais les bases. Qu’en penses-tu ?

- D’accord, ça me convient.

          Le boulier est emballé dans un délicat papier, puis passe dans la besace. Le marchand n’a malheureusement pas d’étui assorti. Jade remercie le vendeur et lui fait un joli sourire en le quittant.


          L’artisan regarde s’éloigner sa cliente, en se moquant un peu de lui-même. Il se dit que cette fille est redoutable, elle n’a pratiquement rien demandé, et c’est lui qui lui a proposé son plus bas prix. Jade, a-t-elle dit. Il va essayer de se rappeler où il a entendu cette histoire de petite princesse.


_____ 4 _____

 


          L’après-midi avance, le soleil est encore haut dans le ciel mais il a commencé son déclin. Jade ressent une impression étrange, une espèce de gêne latente, un peu crispante. Une présence hostile ? Elle porte un regard attentif autour d’elle, tout en se déplaçant naturellement. Oui, elle a repéré les deux hommes aperçus près du temple en conversation avec la fille. Coïncidence ? Elle continue sa promenade au hasard des stands, tout en jetant des coups d’œil discrets. Ils sont encore là. Elle aperçoit toujours l’un ou l’autre, ils ne la perdent pas de vue.

Jade sent une boule désagréable au creux de l’estomac. Dans la ville, elle ne craint rien, sur le champ de foire c’est une autre affaire. Elle doit réfléchir très vite. Dans la foule, elle ne risque pas grand chose, néanmoins elle doit se montrer prudente. Elle ne peut pas crier qu’elle est la fille du roi, et que des hommes la poursuivent ! Elle se sait gibier, et les chasseurs sont à ses trousses. Ils se sont laissés voir, et ils la traquent. Ils s’efforcent vraisemblablement de la diriger vers un endroit précis où ils pourront intervenir. La proie fuit toujours le danger et tombe dans le piège. Elle doit essayer de comprendre où ils cherchent à l’entraîner, et tenter de rejoindre un lieu sûr. C’est un jeu dangereux, mais elle n’a plus le choix. Elle commence à effectuer quelques manœuvres, s’arrêtant de temps à temps pour observer rapidement leur position. Peu à peu, un plan semble se dégager. Ils la repoussent vers la route. Sur la route, ils ne pourront rien faire, trop en vue. Mais derrière … Derrière, il y a le caravansérail à l’est, puis la fumerie, et la ‘Maison des ineffables plaisirs célestes’ à la Porte Ouest, et au-delà la steppe, le désert. Elle a compris : le caravansérail. C’est là qu’ils cherchent à la rabattre, une enclave extérieure à la ville, gérée par ceux qui l’occupent le temps d’une foire.

Alors Jade prépare son plan. Elle va se laisser repousser vers la route, mais en se dirigeant vers la fumerie, puis lorsqu’elle aura atteint la route, elle filera vers les ‘plaisirs célestes’ et tentera d’y trouver refuge. Elle commence à s’orienter vers la route, tout en dérivant légèrement dans la direction de la fumerie. Elle jette un coup d’œil vers les rabatteurs ; maintenant qu’elle se dirige dans la direction qui leur convient, ils lui laissent un peu de mou. Ils ne craignent plus de la perdre. Elle arrive à la route, elle se retourne. Ses poursuivants se sont laissés quelque peu engluer dans un groupe de marchands qui discutent. Elle prend ses jambes à son cou, file et s’engouffre dans la maison des ‘Ineffables Plaisirs Célestes’.


          Jade pénètre dans une grande salle d’accueil luxueusement décorée. Dans un salon attenant, deux jeunes femmes bavardent, élégantes, gracieuses. Un oud se fait entendre, les notes s’égrainent doucement et se répandent dans la maison créant un espace sonore de calme et de douceur.

- Je suis Xiahming, la maîtresse des lieux. Que désires-tu ?

Elle a perçu l’inquiétude dans le regard de la fille, mais celle-ci se maîtrise et ne semble pas s’affoler.

- Je m’appelle Jade, je suis poursuivie par deux hommes. Il faut que je me cache.

- Jade… oui, oui, je sais qui tu es, attend un instant.

Elle fait un signe à l’une des femmes assises dans le salon et lui glisse quelques courtes phrases à l’oreille.

- Jade tu vas suivre Sélyn. Tu feras ce qu’elle te dira sans hésiter. Nous n’avons pas le temps de discuter pour le moment. Il faut agir vite.


_____ 5 _____

 


          Les deux hommes sont dépités. Tout semblait bien se dérouler, ils contrôlaient la situation. Puis, d’un seul coup, la fille leur a échappé. La petite peste leur a filé entre les doigts, elle les a joués ! Ils sont furieux, et aussi inquiets. Leur maître sera très contrarié de leur échec, et il sait être très dur. Ils se consultent, il faut essayer de la retrouver. Ils vont commencer par la fumerie, c’est le lieu le plus proche.

Ils entrent, et parcourent des yeux la grande salle comme pour y trouver une place. Rien. Ils s’approchent de petites alcôves où des hommes fument l’opium, étendus sur des nattes, perdus dans leurs rêves intérieurs, et tentent d’apercevoir la fille. Rien. Elle n’est pas là. Ils se dirigent vers l’homme près de l’entrée, ce doit être le patron de l’établissement.

- Nous sommes à la recherche d’une esclave en fuite. Vous ne l’avez pas aperçue?

L’homme ne bouge pas. Les chasseurs s’impatientent. Le temps passe et joue contre eux.

- Vous m’avez entendu ?

L’homme se tourne lentement vers eux, les toise un moment.

- Quel âge, la femme ?

C’est la question piège, ils ne peuvent pas répondre, ils ne doivent pas répondre.

- Qu’importe, nous la retrouverons bien.

          Le patron s’est déjà détourné. Pour lui, ces deux hommes n’existent plus. Ce sont des charognards, des hyènes du désert, des nuisibles. Il ne leur reste que la ‘Maison des Plaisirs’. L’affaire devient délicate, ils ignorent leur marge de manœuvre, et ce qui les attend à l’intérieur. Ils pénètrent néanmoins dans l’établissement.

Une femme s’approche d’eux.

- Messieurs, vous désirez ?

Les deux hommes semblent embarrassés, ils ne s’attendaient pas à cet accueil.

- Attendez un instant, je vais chercher Madame.

Au bout d’un moment, Xiahming apparaît. Elle jette un œil aux deux hommes, à leur allure, à leurs tenues. Ils sont minables. Dangereux, sans doute, mais minables.

- Vous ne semblez pas faire partie de notre clientèle. Que voulez-vous ?

- Nous sommes à la recherche d’une esclave en fuite.

- Il n’y en a pas ici.

- Oui, mais nous allons vérifier.

- Messieurs, il y a des clients dans cet établissement et vous risquez d’apprendre à vos dépens qu’ils ne souhaitent pas être dérangés …

- Oh, maintenant ça suffit ! Assez perdu de temps, allons-y.

          Ils inspectent quelques pièces, de petites alcôves vides, puis se dirigent vers un salon d’où semble émaner la musique. Ils entrent et restent interdits. Un homme dans une tenue d’apparat est assis dans un somptueux fauteuil. Il est très grand, on devine immédiatement qu’il a le pouvoir de commander, et qu’il a l’habitude d’être obéi. Un seigneur de guerre, peut-être, un de ces hommes qu’il faut admirer, mais qu’il vaut mieux ne pas croiser. Il est en conversation avec une jeune femme qui se tient près de lui, assise sur un pouf. Un peu en retrait, une autre femme joue d’un instrument. En face du seigneur, une jeune fille agenouillée, dans une robe de soie rouge, prépare avec beaucoup de grâce le tshái sur un plateau.

Le Seigneur Yongzheng lève les yeux un instant sur les deux hommes.

- Disparaissez !

Un seul mot, il n’a même pas besoin de s’assurer d’être obéi. Cette fois, c’est fini. Les chasseurs ont perdu leur proie, et peut-être beaucoup plus.

- Kathia, peux-tu aller chercher Xiahming, je voudrais lui parler.

La fille pose son oud délicatement, et s’exécute.


_____ 6 _____

 




- Xiahming, qui sont ces deux hommes ?

- Je ne sais pas. Ils ont un accent rocailleux. Ils ne sont pas de la ville. Ils disaient être à la recherche d’une esclave en fuite. Ils sont entrés contre mon gré.

          Yongzheng regarde la jeune femme agenouillée devant le plateau où fume le tshái en train d’infuser. Il a remarqué que la robe était un peu ample. Puis, il la regarde attentivement et s’aperçoit qu’elle est beaucoup plus jeune qu’il lui avait semblé. Il est vrai, qu’il ne lui avait pas porté une attention particulière. Il comprend le fin mot de l’histoire. En tout cas, la fille a du cran. Elle est immobile, c’est une statue, pas le moindre tremblement, pas la moindre appréhension.

- Dis-moi Xiahming, c’est une de tes nouvelles protégées ?

- Non, pas exactement.

Yongzheng se tourne vers la jeune fille.

- Alors, qui es-tu, toi, la fille mystérieuse ?

La fille ne bouge pas, ne répond pas. Yongzheng est stupéfait. Il ne se souvient plus depuis quand un de ses ordres n’a pas été suivi d’une exécution immédiate.

- Regarde-moi !

          La fille lève les yeux, ils ne cillent pas. Elle n’a pas peur. A l’évidence, elle ne le craint pas. La stupéfaction initiale laisse la place à l’amusement. Jusqu’où osera-t-elle le contrarier ?

Xiahming intervient adroitement.

- Yongzheng est un ami précieux, et un homme discret.

Jade se relève doucement et se présente face à l’homme

- Yongzeng, tu veux savoir qui je suis et je me dois de te répondre.

Mais, jusqu’où ira-t-elle ? Elle s’adresse à un seigneur d’égal à égal, pour peu elle serait plus à l’aise que lui.

- Je suis Tshé Chong Qiu, princesse de l’Empire, fille unique du Roi Taizong, et héritière du royaume. Je suis ton obligée.

Et puis, elle ajoute simplement

- Mes amis m’appellent Jade.

- Et bien, princesse, je t’appellerai Jade.

- Et toi qui es-tu ?

Cette fille a vraiment un culot phénoménal !

- Tu connais déjà mon nom. Je suis le Seigneur et Maître de Voyage. Et moi aussi je te suis redevable. Les deux hommes qui te pourchassaient ne sont pas d’ici, et je sais reconnaître les hommes du désert. Il y a, semble-t-il, quelque chose à régler dans cette caravane.

Xiahming s’adresse à Jade.

- Jade, tu devrais te préparer à rentrer. Change-toi, et reviens nous voir avant de partir.

- Sélyn et Kathia, laissez-nous un moment, s’il vous plaît.

Yongzheng et Xiahming sont en tête à tête.

- Alors Xiahming, qu’en penses-tu ?

- Voleurs d’enfants ?

- Je le crains.

- D’où viendraient-ils ?

- Un marchand a rejoint la caravane au départ de la dernière étape. Fort discret, je ne l’ai pas revu du voyage. Il est vrai que la caravane est très grande.

- C’est grave. Tu connais la sanction pour les voleurs d’enfants.

- Oui, bien sûr. De plus leur activité peut jeter le discrédit sur la caravane. Il va falloir que je règle le problème au plus tôt. Et ce ne sera sans doute pas simple.

- Mon ami, ne t’inquiète pas. Tout le monde te connaît sur la grand route, et nul ne songera à te le reprocher. Taizong est un homme avisé, et Jade est intelligente.

- Tes paroles sont apaisantes Xiahming, mais la réalité est là. Je suis responsable de cette caravane, et je dois l’assumer. Jade est intelligente, dis-tu ? C’est un diamant à l’état pur ! L’homme qui la fera plier n’existe pas. Et tu me dis qu’elle n’a que treize ans !

          Jade entre dans la pièce, elle a remis sa tenue de ville, un peu courte et bien poussiéreuse et sa besace à l’épaule. Yongzheng ne la reconnaît pas au premier abord, mais le regard de Jade la trahit.

- Quel est cet accoutrement ?

- Je ne suis pas censée me promener seule hors la citadelle.

Yongzheng éclate de rire.

- Alors, princesse, je vais te raccompagner à la porte de ton domaine.

Ils sont partis. Ils traversent la ville silencieusement.

- Tu parais préoccupé, Yongzeng.

- Oui, cette affaire pourrait être bien plus sérieuse qu’il n’y paraît.

- Ce matin, dans le cortège de la procession, il y avait une fille de mon âge. Je crois que j’aurais pu devenir ce qu’elle était.

          Yongzheng apprécie la finesse et la discrétion avec lesquelles Jade lui délivre une information qui corrobore ses soupçons. Un trafic d’enfants dans sa caravane. Impensable ! Et pourtant tous les éléments sont là entre ses mains.

Ils arrivent à la porte de la citadelle.

- Jade, nous sommes quittes et tu me plais. Tu es l’enfant que je n’ai jamais eu et que j’aurais tant aimé avoir, alors je vais te faire un cadeau.

          Il sort une splendide dague de son pourpoint, une pierre d’ambre est enchâssée dans le manche, la lame est finement ciselée avec une inscription d’une calligraphie superbe que Jade ne peut identifier.

- Maintenant, écoute moi bien. Je te la donne non pas pour que tu t’en serves, mais pour que tu te rappelles que la vie ne tient souvent qu’à un fil. D’un coté de la lame, tu vis, de l’autre tu meurs. Et puis, dans n’importe quelle caravane, cette lame gravée dira que je suis ton ami.

          Jade est émerveillée par cette dague, une véritable œuvre d’art. Elle n’en imagine même pas la valeur. Elle devrait peut-être refuser. Non, ce serait une offense. Jade ne remercie pas son ami. On dit merci lorsqu’on vous offre un bijou, pas une arme.

- Adieu Yongzheng

- Adieu Jade


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Thierry Eliroff © 2010  

 


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